Il était là, devant lui, droit dans son viseur. L’homme en question, silhouette floue dans la brume matinale, semblait figé dans le temps, comme une apparition dans ce champ désolé. Soldat Jones resserra sa prise sur la crosse de son arme, son souffle saccadé résonnant dans le silence oppressant qui enveloppait la scène. Il était persuadé d’avoir touché sa cible, d’avoir fait mouche. Mais malgré cela, l’homme continuait à courir, ses mouvements désespérés déchirant l’air immobile. Soldat Jones frissonna, réalisant que quelque chose n’allait pas.
La balle qu’il avait tirée finit par atteindre sa destination, mais avec un retard déconcertant de deux secondes. Deux secondes qui semblaient s’étirer dans l’éternité, prolongeant l’agonie de cette traque improbable.
Cette incohérence glaça son sang, envoyant des frissons le long de son échine. Ne sous-estimez jamais la terreur d’une réalité qui se dérobe.
– “Soldat Jones, qu’est-ce que vous fichez ?! L’hélicoptère est là, on évacue avec le Soldat Davis, il est blessé”, hurla le Sergent Williams depuis la lisière du champ, son visage baigné de lueur rougeâtre.
Figé au milieu de sa tranchée, le sergent Williams se précipita vers lui, ses bottes martelant le sol détrempé. D’une main ferme, il arracha Soldat Jones de sa torpeur, l’entraînant vers l’hélicoptère qui attendait à quelques mètres de là, ses pales tournoyant dans un bruit assourdissant.
– “Bon sang, Soldat Jones, qu’est-ce qui vous a pris de rester planté comme ça?” Le ton du Sergent Williams était empreint d’impatience.
Le regard perdu, Jones répondit, “Le soldat, au milieu du champ, que j’ai visé…”
– “Et alors ? Vous voulez que j’appelle votre mère pour vous donner un gros câlin parce que vous avez abattu un soldat ennemi, Soldat Jones ?” Le sarcasme transpirait dans la voix du Sergent.
– “Non, non… je… c’est juste que”, balbutia Jones, “je ne comprends pas, je lui ai tiré dessus…”
– “Grosse nouvelle, grosse nouvelle, Jones,” rétorqua Williams d’un ton sec, “je vais appeler Harry Truman pour lui en parler. Et vous aurez droit à une médaille en chocolat.”
Le Sergent Williams continua sur sa lancée, déversant une diatribe passionnée sur le manque de dévotion de Jones à vouloir empiler les cadavres de soldats nord-coréens. Un mal-être profond l’envahit davantage. Quelque chose clochait avec cet hélicoptère. Rien de technique, l’oiseau de fer volait parfaitement, mais une inconsistance planait, d’ordre géométrique cette fois-ci. Jones avait déjà passé des centaines d’heures comme passager dans ce genre d’hélicoptère, un HUP-1, depuis le début de la guerre de Corée, et même lors de son entraînement. Il le connaissait presque par cœur, mais une série de détails semblaient avoir changé. De la forme des poignées sur le cockpit aux sièges des pilotes, tout était identique mais différent.
Un simple nouveau modèle aurait pu être une hypothèse bien crédible pour le soldat Jones, mais quelque chose de bien plus dérangeant se déroulait sous ses yeux. Et l’étrangeté terrifiante se révéla finalement, surpassant même l’haleine fétide qui accompagnait les cris du Sergent Williams.
Cet hélicoptère semblait contenir plus d’espace qu’il ne pouvait en avoir. Il y avait cinq rangées dans cet hélicoptère, pour une quinzaine de soldats. Or, Jones le savait pertinemment, le HUP-1 ne comportait que quatre rangées de sièges pour une contenance maximale de dix soldats.
– “Cet hélicoptère ! Il n’est pas normal, Sergent ! Nous ne sommes pas dans le bon appareil !” s’exclama Jones.
– “Mais vous avez pété un câble, Jones, qu’est-ce qu’il vous arrive ?” rugit le Sergent Williams, en agrippant férocement le col de Jones.
– “Depuis quand êtes-vous ici, Soldat Jones ?” cria une voix en face de lui.
– “Soldat Davis ?!” s’étonna Jones, “Vous êtes censé être blessé dans cette civière !”
– “Quelle civière ?” répliqua Davis, d’un ton amusé.
Jones réalisa avec stupéfaction que la civière qu’ils avaient montée dans l’hélicoptère, entre les deux rangées de sièges, avait disparu. Et le soldat Davis se tenait maintenant devant lui, riant d’une manière à la fois amusante et terrifiante.
-“Depuis quand êtes-vous ici, Soldat Jones ?” répéta cette fois Williams d’un ton insistant.
– “En Corée ?” répondit Jones, incertain.
– “Je crois que vous ne le savez pas, Soldat Jones. Vous êtes en train de glisser tout simplement”, expliqua Williams calmement.
– “Je… je ne comprends pas”, bredouilla Jones, sentant une panique sourde monter en lui.
Pris d’une panique soudaine, Jones se leva brusquement, franchit la première rangée pour rejoindre le poste de pilotage. Il s’adressa au pilote d’une voix tremblante.
– “Pourquoi avez-vous changé de modèle ? Dans quoi volons-nous ?”
Aucune réponse ne vint. Les pales de l’hélicoptère, censées maintenir l’appareil en vol, semblaient figées, accompagnées d’un silence presque absolu. Les pilotes eux-mêmes étaient immobiles, comme des statues de cire.
Il se retourna pour voir le reste de sa troupe, le Sergent Williams et le soldat Davis y compris, flottant au milieu du ciel coréen.
Le Sergent Williams, seule présence animée dans ce monde figé et terrifiant, le regarda d’un air neutre.
– “Arrêt de la simulation !” cria-t-il soudainement, brisant le silence glacial.
Qu’avez-vous encore fait à votre soldat non jouable ? Le chef de simulation l’interrogea, son ton accusateur résonnant dans la pièce.
– Rien, répliqua Williams. La simulation s’est mise à bugger.
– C’est moi, informa l’assistant, affalé à son bureau quelques mètres plus loin. J’ai mis à jour le scénario d’entraînement de stratégie militaire. Pour que le scénario puisse être complété, j’ai modifié le modèle d’hélicoptère.
– Et qu’est-ce qui s’est passé avec le Personnage Non Jouable ? Williams se hâta de demander. Il a commencé à péter un câble juste avant l’évacuation.
– Oui, acquiesça l’assistant. Ce sont des personnages dont la personnalité est extraite des milliers de journaux intimes de soldats américains de la guerre de Corée. Les incohérences et la différence avec leur environnement initial créées par la mise à jour ont dû le détraquer.
– Mais pourquoi lui avez-vous posé cette question, continua l’assistant. “Depuis combien de temps êtes-vous ici, Soldat Jones ?”.
– Pour m’amuser, avoua Williams. J’ai remarqué que les incohérences de la simulation le faisaient buguer, alors je voulais voir s’il se rendait compte qu’il venait d’être créé il y a tout juste quelques minutes. Mais il n’a pas passé le test.
– Maintenant, réinitialisez la simulation, ordonna Williams.
Un flux bleu s’éleva de la console centrale, des nuages de cubes se croisant, se regroupant et s’unifiant dans une danse chaotique. Soudainement, ce spectacle se figea dans le temps et l’espace, comme une ancienne cassette vidéo cassée venant stopper un film en plein action.
– Que se passe-t-il encore ? S’exclama Williams, son regard perçant fixant l’assistant.
Celui-ci resta immobile, son sourire inquiétant ne quittant pas ses lèvres.
– Assistant ! Hallo ! Vous la lancez cette foutue simulation ! hurla Williams.
L’assistant resta impassible, son sourire grandissant, et ne prononça qu’une phrase.
– Et vous, Sergent Williams, depuis quand êtes-vous ici ?
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